1.
De la mer souffle le vent. Une mer noire et profonde comme le néant.
Au début de l’automne, le froid – nul ne sait d’où il vient – se concentre dans le nord de la mer de Kyokai. Dès cet instant, l’eau commence à se rafraîchir. D’abord en surface, puis graduellement, jusque dans les profondeurs. À son contact, l’humidité en suspension dans l’air se met à geler, produisant une multitude de particules blanches qui viennent orner la crête des vagues. L’air se refroidit à son tour, s’agite, se dilate, et se transforme bientôt en un vent violent qui balaye les cristaux de glace à fleur de mer et produit une écume poudreuse. Ce vent tourbillonne si fort qu’il provoque le renversement des courants marins. Puis, comme s’il avait enfin acquis suffisamment d’énergie, il se ramasse sur lui-même et se lance à l’assaut des terres. C’est le jôfu, « le vent obstiné ».
Le jôfu, venu du nord-est de la mer de Kyokai, atteint les côtes du continent par le nord. Il pénètre alors dans le royaume de Ryû. En se heurtant aux premières chaînes montagneuses qui le bordent, il provoque d’énormes chutes de neige. Puis il poursuit sa route, gelant tout sur son passage, et lorsqu’il arrive au-dessus des monts frontaliers avec le royaume de Kyô, il se décharge enfin de tout l’excédent neigeux qui l’alourdit. Il continue alors son chemin, sec et léger, à travers les terres.
À Renshô, capitale du royaume de Kyô, se dresse le mont Ryô’un, le mont « qui s’élève au-delà des nuages ». Ses nombreux pics fins et élancés sont sans doute à l’origine du nom de la capitale, puisque Renshô signifie « plusieurs mâts ». On dit aussi que le mont céleste évoque une botte de pinceaux liés ensemble. La ville vient se nicher dans la corbeille arrondie de son pied évasé, comme s’il la tenait dans ses bras. Seuls quelques-uns de ses pics sont assez hauts pour percer la mer de Nuages. Leurs pointes émergent dans le ciel et forment un chapelet de petites îles qui flottent dans les airs. Les flancs du mont Ryô’un sont creusés de nombreux sillons, larges et profonds. Lorsque le vent sec s’y engouffre et se faufile à travers les fissures et les parois, il émet de légers sifflements qui produisent une harmonie semblable au bruit des vagues. À Renshô, cet hiver encore, on pouvait en entendre les échos courir le long des ruelles.
Un vent soufflait près du sol, un autre descendait de la montagne. De leur rencontre naissaient des petits tourbillons qui, en cette fin d’après-midi, virevoltaient à travers la ville. L’un d’eux, mutin, souleva le pan de l’habit d’une fillette.
— Oh ! fit-elle en rabattant précipitamment le tissu, son sac d’écolière sous le bras. Quel froid…
— Hé, Shushô ! Tu ne rentres pas ?
Elle se retourna et aperçut, traversant la cour déserte du collège de district, le garçon qui venait de l’interpeller.
— Si, bien sûr que je rentre, dit-elle en détournant la tête.
Elle se tenait debout, adossée à l’un des piliers qui marquaient l’entrée de l’établissement.
— Ben alors, pourquoi tu restes plantée là depuis tout ce temps ?
— Et toi, pourquoi tu m’observes depuis tout ce temps ?
Le garçon s’empourpra et la fixa droit dans les yeux.
— Je t’observe même pas, d’abord ! Je t’ai juste vue par hasard. Parce que tu étais comme qui dirait dans mon champ de vision. Mais tu es la dernière personne que je voudrais observer, même si on me le demandait à genoux !
— Eh bien, tu as de la chance, parce que personne ne te le demande !
Le garçon se renfrogna aussitôt. Il regarda le profil de Shushô qui avait détourné les yeux, l’air indifférent, puis il fit volte-face et s’avança sur le perron. Il n’avait pas fait deux pas que, de nouveau, il se tourna vers elle.
— Tu ne rentres pas ?
— Je t’ai déjà dit que si. Et toi, tu rentres, non ? Alors vas-y, n’hésite pas.
— Mais tu m’as dit que tu rentrais. Alors, vas-y, toi, pourquoi tu traînes ?
Shushô laissa échapper un soupir.
— Je ne rentre pas toute seule. Je ne sais pas où ils sont en ce moment, mais je dois les attendre. Ce ne serait pas très gentil d’y aller sans eux.
— Oui, c’est ça, dit le garçon en souriant. Dis plutôt que tu as peur de rentrer toute seule.
— Alors là, pas du tout ! Juste pour rentrer chez moi ? Pourquoi j’aurais peur, d’abord ?
— Allez, c’est pas la peine de faire semblant. Je sais bien que tes parents sont riches. T’es une fille de bonne famille, comme on dit. Tu ne peux même pas marcher toute seule dans la rue, tellement tu as peur. C’est pas vrai ?
Shushô le foudroya du regard.
— Absolument. Je suis une fille de bonne famille. Et une fille de bonne famille ne marche jamais sans être accompagnée. Si je rentre maintenant, mes gardes du corps seront punis à cause de moi pour m’avoir laissée seule dans la rue.
— Tu parles… Dis plutôt que tu as peur d’y aller seule, oui… Mais si tu as envie, moi, je veux bien t’accompagner !
— Décidément, tu ne veux pas comprendre, fit-elle en soupirant.
De guerre lasse, elle se détournait, lorsqu’elle aperçut trois hommes grands et robustes qui venaient dans sa direction en courant. Ils s’arrêtèrent à sa hauteur, haletants.
— Excusez-nous, mademoiselle, nous sommes vraiment désolés.
C’étaient les trois gardes du corps employés par le père de Shushô pour accompagner sa fille quand elle sortait. Elle redressa le buste et se campa devant eux.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?… C’est du sang, on dirait, dit-elle en les examinant.
D’un rapide coup d’œil, ils inspectèrent leur tenue. Des taches rouges apparaissaient çà et là sur leur plastron de cuir.
— Ah oui, pardon… Nous avons entendu des cris tout à l’heure, là-bas, dit un des gardes en pointant du doigt l’extrémité de l’avenue.
Le soir tombait. À cette heure, l’artère était encombrée de promeneurs affairés. Pourtant, certains parmi eux semblaient se diriger à pas pressés vers l’endroit qu’avait indiqué le garde.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Il y avait des vermines. On les a tuées. Excusez-nous de vous avoir fait attendre.
Shushô fronça les sourcils. Cela faisait vingt-sept ans déjà que le roi était mort. Mais ces derniers temps, les yôma faisaient des incursions de plus en plus fréquentes dans Renshô, la capitale du royaume. Ceux qu’on appelait les « vermines » étaient de petite taille et relativement peu dangereux. Cependant leur apparition était un mauvais signe : bien souvent, lorsqu’on commençait à les voir voleter à travers les rues, c’est que les grands yôma n’allaient pas tarder à se montrer.
— Allez, dépêchons-nous ! dit le second garde.
Shushô approuva de la tête et descendit les marches de l’école. Le garçon lui emboîta le pas aussitôt.
— Shushô… Ça va ?
— Pardon ?
— Je peux t’accompagner ?
Elle se retourna, l’air surpris.
— M’accompagner ? Mais si tu viens avec nous, après, les gardes devront te ramener chez toi.
— C’est que… murmura le garçon avec un sourire, aujourd’hui, je voudrais bien rester un peu avec toi, parce que, de toute façon… ce sera la dernière fois.
— Non merci, dit Shushô à voix basse. Allez, maintenant, rentre chez toi. Au revoir.
Et elle s’éloigna. Le garçon l’observa un instant, laissant échapper un soupir que le vent emporta.